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Alimentation : comment sortir de nos paradoxes ?

Jérémie, cofondateur et directeur scientifique de Carbon Maps, écrit sur les complexités et des paradoxes de nos idéaux alimentaires et plaide en faveur d'un réalisme alimentaire pragmatique.
Opinion
Feb 29, 2024

Une version de cet article a été publiée dans Le Point.

Pour nous, Français, l’alimentation est un sujet difficile à aborder de manière rationnelle et dépassionnée. Le mot arbitrage reste encore inaudible pour tout ce qui touche à l’alimentation. Les Français veulent une alimentation qui soit “tout-à-la-fois” : abondante, locale, résiliente, saine, régénérative, carnée et non carnée, bon marché, qui rémunère les agriculteurs, respecte les animaux et protège l’environnement, sans OGM, ni pesticides, ni glyphosate. Pourtant, face au réchauffement climatique, à l’inflation et aux ressources qui se raréfient, il est temps de faire face, avec réalisme, à nos contradictions alimentaires.

Local vs Global

Prenons l’exemple du "manger local" : voilà une tendance marquée et positive de consommation. Pourtant, défendre une alimentation "100% locale" n’est pas vraiment tenable, et ceci pour au moins trois raisons.

La première, c’est que la production « locale » n’est pas toujours la plus durable. Faire pousser du blé ou du maïs local dans des régions inadaptées se révèle bien souvent avoir des coûts environnementaux exorbitants. La seconde c’est que tout ne peut pas être « local ». Le petit déjeuner “à la française” n’a par exemple aucune chance d’être “local” : le café et le chocolat cumulent à eux seuls des milliers de kilomètres de transport. Faut-il pour autant sacrifier ces plaisirs sur l’autel du manger local ? Enfin la troisième raison, c’est que relocaliser la production alimentaire, c’est accepter de payer au producteur local son poulet ou son yaourt un peu plus cher, et que tout le monde n’en n’a pas les moyens.

L’alimentation locale est donc une belle idée à condition d’accepter de faire des arbitrages parfois douloureux. Que sommes-nous prêts à sacrifier pour développer et protéger l’agriculture locale ? Voilà une question qu’il faudrait porter au débat plutôt que de poser le “manger local” comme un mantra magique.

Plein-air vs Cage

Le bien-être des animaux pose le même type de questions. D’un point de vue éthique, nous voulons tous mettre fin à l’élevage en cage, et il suffit de lire le plaidoyer du CWIF pour comprendre tout le bénéfice moral que nous pourrions en tirer. Nous voulons manger du poulet heureux qui gambade dans la cour de la ferme et des truies qui mettent bas sur des litières confortables. Mais est-on prêt à en accepter toutes les conséquences ?

L’élevage en cage, comme toute pratique industrielle, optimise l’efficacité économique et énergétique de la nourriture produite. Il a donc les coûts les plus bas parmi tous les modes d’élevage et il émet 30% de gaz à effet de serre en moins. Supprimer l’élevage en cage est donc éthiquement nécessaire mais avec des impacts, positifs et négatifs, qu’on ne perçoit pas toujours. Et une conséquence directe de cette invisibilisation se constate par l’actuel retour en grâce des oeufs en cage dont les rayons sont, en cette période d’inflation, dévalisés par des consommateurs en recherche de protéine à bas prix, alors que la filière œufs française a, depuis des années, investi massivement pour sortir ses poules pondeuses de leurs cages.

Viande vs Végétarisme

Un dernier exemple est celui du végétarisme qui prône le remplacement des protéines animales par des protéines végétales. Pour réduire l’empreinte de notre alimentation, on se prend à rêver à une agriculture végétalisée qui soit à la fois abondante, saine et durable, et, pourquoi pas, à la disparition pure et simple de l’élevage d’ici 2050. Est-ce un scénario crédible ?

Hélas non. Car même si tous les Français se rallient demain aux protéines végétales, ce qui reste un vrai défi, qu’allons-nous faire de nos prairies où ne pousse que de l’herbe ? Pour préserver nos paysages, leur biodiversité, et éviter que ces prairies ne dépérissent, il faudra bien y placer des animaux pour les brouter. N’en déplaise aux végétariens anti-élevage, le seul scénario écologique crédible est la recherche d’un compromis entre viande et végétal : réduire le cheptel et relocaliser les animaux d’élevage en zone herbagère, tout en développant les surfaces de cultures végétales en agro-écologie, et en stimulant la consommation de protéines végétales.

Ce discours de “coexistence équilibrée” est moins séduisant que l’idée simple et radicale d’une agriculture 100% végétale et sans élevage, mais il est bien plus réaliste et nécessite de faire des choix. Nous avons besoin de porter aujourd’hui ces éléments au débat pour avancer.

Vers un nouveau réalisme alimentaire

La crise écologique nous impose de repenser en profondeur les modes de production, de consommation et de collaboration au sein des chaînes alimentaires, mais pour échapper à nos paradoxes, cette réinvention devrait prendre appui sur un “réalisme alimentaire” basé sur la Science et sur la réalité des territoires. Il permettrait ainsi d’arbitrer à tous les niveaux de la chaîne de valeur, du citoyen consommateur jusqu’au producteur, et d’aider les acheteurs alimentaires à devenir les acteurs-clé de cette transformation. Transformer notre alimentation nécessitera beaucoup de pédagogie, de compromis et d’humilité. Il faut s’y atteler dès à présent.